11

 

— J’entends quelque chose.

— Évidemment. C’est la Flèche, comme d’habitude.

— Non.

Je demeurai silencieux quelques instants en me demandant si mon système auditif amélioré n’envoyait pas des signaux erronés à ma cervelle.

Mais ça recommençait : des machines vrombissaient par intermittence dans le lointain – un bourdonnement qui se rapprochait.

— Je l’entends aussi maintenant, dit Childe. Ça vient de derrière nous. Par le chemin que nous avons emprunté.

— Ça rappelle le bruit que font les portes en s’ouvrant et en se refermant les unes après les autres.

— En effet.

— Pourquoi feraient-elles ça ?

— Parce que quelque chose se rapproche de nous.

Childe considéra cette possibilité pendant ce qui me parut durer plusieurs minutes, mais qui, probablement, ne devait pas dépasser quelques secondes. Il secoua alors la tête avec dédain.

— Il nous reste onze minutes pour passer cette porte, sinon nous serons punis. Nous n’avons pas le temps de nous inquiéter d’autre chose.

Je me rangeai à son opinion, mais avec réticence.

Je m’obligeai alors à reporter mon attention sur le problème actuel, et sentis la machinerie qui se trouvait à présent sous mon crâne s’attaquer à ses nœuds mathématiques. L’horlogerie que Trintignant avait installée sous mon crâne se mit en branle, me donnant le vertige. Je n’avais jamais été très doué en maths, mais je voyais désormais en elles la véritable structure de l’univers : les os du squelette qui luisait sous la mince chair du monde.

En fait, c’était presque la seule chose à laquelle j’étais capable de penser. Tout le reste me semblait douloureusement abstrait, alors qu’auparavant j’avais toujours ressenti le contraire. Je savais ce que devaient éprouver les « idiots-savants », ces êtres exceptionnellement doués dans un seul domaine très spécialisé.

J’étais devenu un outil si parfaitement usiné dans un but unique qu’il ne pouvait en avoir d’autre. Une machine à résoudre l’énigme de la Flèche.

Maintenant que nous étions seuls – et que nous ne dépendions plus de Célestine – Childe s’était révélé plus que capable de résoudre ses énigmes mathématiques. À plusieurs reprises, je m’étais retrouvé en train de fixer, en vain, les données d’un problème. Je n’arrivais pas à entrevoir la moindre solution, même avec mes nouvelles capacités. Childe, lui, l’avait déjà trouvée. Il était en général en mesure de m’expliquer son raisonnement mais, parfois, je ne pouvais que m’en remettre à lui, ou attendre que ma cervelle ramollie parvienne à la même conclusion.

Je commençais à me poser des questions.

Childe se révélait génial, et quelque chose me disait que ce n’était pas uniquement parce que Trintignant avait augmenté nos capacités cognitives. Il affichait tant de confiance en lui que je commençai à me demander s’il ne s’était pas délibérément tenu en retrait jusque-là, préférant nous laisser prendre les décisions difficiles. Si c’était le cas, il était dans une certaine mesure responsable des décès qui s’étaient produits.

Toutefois, me rappelai-je, nous nous étions tous portés volontaires.

Le panneau glissa en douceur sur le côté, révélant la pièce suivante alors qu’il nous restait encore trois minutes. La porte par où nous étions entrés s’ouvrit au même moment, comme chaque fois que nous atteignions ce point de notre progression. Si tel était notre désir, nous pouvions repartir maintenant. C’était à ce moment-là que Childe et moi décidions de continuer ou non. La porte suivante pouvait nous tuer – et chaque seconde gâchée avant de franchir celle-ci était une seconde en moins pour résoudre le problème suivant.

— Et bien ?

La réponse fut immédiate, sèche et automatique.

— On continue.

— Il ne nous restait que trois minutes pour résoudre le dernier problème, Childe. Ils deviennent plus durs. Sacrément plus durs.

— J’en suis bien conscient.

— Dans ce cas, nous devrions peut-être nous replier. Reprendre des forces et revenir ensuite. Nous n’y perdrons rien.

— On ne peut pas en avoir la certitude. On ne sait pas si la Flèche va nous laisser procéder à d’autres tentatives. Elle en a peut-être déjà assez de nous.

— Je pense…

Mais je m’interrompis, et mon nouveau corps à la taille de guêpe pivota avec aisance en direction du bruit de pas.

Mon système visuel scanna la chose qui approchait et décida qu’il s’agissait d’une silhouette qui passait le seuil de la salle où nous nous trouvions. La forme était humaine, mais les quelques altérations qu’elle avait subies étaient beaucoup moins radicales que celles que Trintignant m’avait infligées. Je l’étudiai tandis qu’elle avançait lentement et douloureusement. Nos propres gestes nous semblaient lents, mais, comparés aux siens, ils avaient la vitesse de l’éclair.

Je tâtonnai à la recherche d’un souvenir, d’un nom, d’un visage.

Mon esprit encombré de programmes destinés à me permettre de résoudre des problèmes mathématiques fut d’abord incapable de retrouver des données aussi triviales.

Il finit pourtant par y parvenir.

— Célestine.

En réalité, je ne parlais pas. La masse de senseurs et de scanners dont mes orbites étaient remplies projetait des rayons laser clignotants. Nous pensions si vite que nous ne pouvions plus communiquer verbalement. Mais, bien qu’elle fût elle-même très lente, Célestine daigna répondre.

— Oui, c’est moi. Es-tu vraiment Richard ?

— Pourquoi poses-tu cette question ?

— Parce que j’arrive tout juste à te distinguer de Childe.

Je le regardai, prenant en compte son apparence pour ce qui me parut être la première fois.

Après l’avoir frustré pendant si longtemps, nous avions fini par donner à Trintignant toute latitude pour faire ce qu’il voulait de nous. Il avait bourré nos crânes de tant de machines qu’il avait été obligé de les allonger pour que tout y tienne. Il avait ouvert notre cage thoracique et ôté avec soin nos poumons et notre cœur pour les mettre de côté. L’espace ainsi libéré par le premier poumon avait été remplacé par un système d’oxygénation du sang en circuit fermé du type de ceux qu’on trouvait dans les havresacs des combinaisons spatiales. Ainsi équipés, nous pouvions affronter le vide et n’avions aucun besoin de respirer l’air ambiant. L’emplacement de l’autre poumon contenait une machine qui faisait circuler un fluide réfrigérant dans un tube spiralé évacuant l’excès de chaleur généré par la soupe de neuromachines qui remplissait nos crânes. Un dispositif chargé de la nutrition occupait l’espace restant dans notre cage thoracique. Une minuscule pompe à fusion remplaçait notre cœur. Tous nos autres organes – estomac, intestins, génitoires – avaient été retirés, ainsi que quantité d’os et de muscles. Nos membres restants avaient été sectionnés et mis en réserve pour être remplacés par des prothèses à l’apparence squelettique qui étaient en fait d’une résistance impressionnante. Nous étions également capables de nous plier et de nous déformer pour nous glisser par la plus étroite des portes. Nos corps étaient enfermés dans des exosquelettes auxquels ces membres étaient rattachés. Pour couronner le tout, Trintignant nous avait dotés de queues semblables à des fouets qui nous servaient de balanciers, puis il avait fait croître notre épiderme de manière à ce qu’il enveloppe nos organes de métal, et l’avait fait durcir par endroits, le transformant en taches d’un gris lustré formant une armure organique tissée avec le même fil de diamant employé pour renforcer la combinaison d’Hirz.

Lorsqu’il eut terminé, nous ressemblions à des lévriers à la peau de diamant.

Des chiens de diamant.

Diamond Dogs.

J’acquiesçai.

— Je suis bien Richard.

— Alors, pour l’amour de Dieu, reviens, s’il te plaît.

— Pourquoi nous as-tu suivis ?

— Pour te demander ça une dernière fois.

— Tu t’es transformée dans le seul but de venir me chercher ?

Lentement, avec la grâce pesante d’une statue, elle me tendit la main et me fit signe de la rejoindre. Ses membres, comme les nôtres, étaient mécaniques, mais son corps ressemblait beaucoup moins à celui d’un chien.

— S’il te plaît.

— Tu sais bien que je ne peux pas revenir maintenant. Pas après être allé si loin.

Sa réponse mit une éternité à me parvenir.

— Tu ne comprends pas, Richard. Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent.

Childe tourna son long museau vers moi.

— Ne l’écoute pas.

— Non, dit Célestine, qui devait avoir réglé ses senseurs de manière à pourvoir déchiffrer les signaux lasers de Childe. Ne l’écoute pas, Richard. Il te trompe et te ment depuis le début. Il nous a menti à tous. Même à Trintignant. C’est pour ça que je suis revenue.

— Elle ment, dit Childe.

— Non. Je ne mens pas. Tu n’as toujours pas compris, Richard ? Childe est déjà venu ici. Ce n’est pas la première fois qu’il explore la Flèche.

Mon corps canin se convulsa lorsque je tentai de hausser les épaules.

— Moi non plus.

— Je ne parle pas de ce qui s’est passé depuis que nous sommes arrivés sur Golgotha. Je parle d’avant. Childe est déjà venu sur cette planète.

— Elle ment, répéta-t-il.

— Alors comment savais-tu si précisément à quoi t’attendre ?

— Je ne savais rien. J’ai été prudent, c’est tout. (Il se tourna vers moi, si bien que j’étais le seul à pouvoir lire le sautillement de ses lasers.) Nous sommes en train de perdre un temps précieux, Richard.

— Prudent ? dit Célestine. Oh, oui. Vous avez été sacrément prudent. Vous avez emporté différents modèles de combinaisons et lorsque les premières sont devenues trop encombrantes, nous avons pu continuer à progresser. Et Trintignant – comment saviez-vous qu’il nous serait si utile ?

— J’ai vu les corps autour de la Flèche, répliqua Childe. Elle les avait massacrés.

— Et alors ?

— J’ai décidé que ce serait bien d’emmener quelqu’un possédant les compétences médicales nécessaires pour traiter de telles blessures.

— Oui. (Célestine hocha la tête.) Je ne le nie pas. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité, n’est-ce pas ?

Je regardai tour à tour Childe et Célestine.

— Dans ce cas, qu’en est-il du tout ?

— Ces corps n’ont rien à voir avec le capitaine Argyle.

— Vraiment ?

— Oui. (Les paroles de Célestine me parvenaient avec une lenteur douloureuse ; je commençais à regretter que Trintignant ne l’ait pas transformée en chien à la peau de diamant.) Oui. Parce que Argyle n’a jamais existé. Childe a été obligé de l’inventer – il avait besoin d’expliquer le peu qu’il connaissait sur la Flèche et la manière de l’affronter. Mais la vérité… eh bien, pourquoi ne pas nous le dire, Childe ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez que je dise.

Célestine sourit.

— Juste que ces corps sont à vous.

Il balaya le sol de sa queue avec impatience.

— Je refuse d’écouter ça.

— N’écoutez pas. Mais Trintignant le confirmera. C’est lui qui a deviné le premier, pas moi.

Elle me lança quelque chose.

Je souhaitai que le temps ralentisse. L’objet dessina une parabole paresseuse dans l’air. Mon esprit calcula sa trajectoire avec une précision meurtrière.

J’ouvris ma patte avant et le saisis au vol.

— Je ne sais pas ce que c’est.

— Trintignant a dû penser que tu t’en souviendrais.

J’examinai l’objet en essayant de le voir sous un angle nouveau. Je me rappelai le docteur fouillant les os éparpillés autour de la Flèche, et déposant quelque chose dans l’une de ses poches. Cet objet dur, noir, irrégulier et à la pointe un peu émoussée.

Qu’était-ce ?

Je ne m’en souvenais qu’à demi.

— Il doit y avoir plus que ça, dis-je.

— Évidemment, dit Célestine. Du point de vue génétique, les restes humains – excepté ceux qui ont été rajoutés depuis notre arrivée – proviennent tous d’un même individu. Je le sais. Trintignant me l’a dit.

— C’est impossible.

— Oh, si. Avec le clonage, c’est presque un jeu d’enfant.

— Foutaises, dit Childe.

Je me tournai alors vers lui ; je ressentais comme le pâle fantôme d’une émotion que Trintignant n’avait pas complètement excisée.

— Vraiment ?

— Pourquoi me serais-je cloné moi-même ?

— Je vais répondre à sa place, dit Célestine. Il a découvert la Flèche, mais c’était longtemps, très longtemps avant la date qu’il nous a donnée. Il l’a visitée, et il a entrepris de l’explorer en utilisant ses propres clones.

Je regardai Childe, m’attendant à qu’il offre au moins un semblant d’explication. Au lieu de quoi, il trottina à quatre pattes dans la pièce suivante.

La porte située derrière Célestine se referma en claquant telle une paupière d’acier.

Childe s’adressa à nous depuis l’autre pièce.

— J’estime que nous avons neuf à dix minutes pour résoudre le prochain problème. Je suis en train de l’étudier et je le trouve plutôt… stimulant, c’est le moins que je puisse dire. Je suggère que nous abandonnions cette discussion futile jusqu’à ce que nous soyons de l’autre côté.

— Childe, dis-je. Tu n’aurais pas dû faire ça. Nous n’avons pas demandé son avis à Célestine…

— J’ai considéré qu’elle avait rejoint notre équipe.

Célestine pénétra dans la pièce suivante.

— Ce n’était pas le cas. Du moins, je ne le pensais pas. Mais on dirait que ça a changé.

— Enfin une attitude positive, dit Childe.

Et je me souvins alors de l’endroit où j’avais vu le petit objet noir que Trintignant avait ramassé à la surface de Golgotha.

Je me trompais peut-être.

Mais il ressemblait beaucoup à une corne de démon.

Diamond Dogs, Turquoise Days
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